Je me promenais d'un pas oisif comme à l'accoutumée lorsque, pour une fois, je passai par hasard devant chez les Trivieux, la famille "bruyante" du village. Gens au grand coeur, simples et joviaux, à la culture limitée mais au sens de l'accueil développé, ils ne purent se retenir de m'inviter à venir partager leur repas. Comment aurais-je pu dire non ? Un refus de ma part, même courtois, eût été mal interprété par ces esprits certes généreux mais fort susceptibles, prompts aux représailles verbales, voire à la franche querelle . Et puis n'était-il pas l'heure de manger après tout ? Cela me changerait agréablement de mes habitudes aristocratiques, pensai-je. D'autant que cette invitation impromptue formait là une circonstance heureuse pour approcher cette famille indigente, l'occasion inespérée d'étudier de près cette espèce sociale singulière.
Famille au sort maudit, rongée depuis des générations par des problèmes sociaux multiples, les Trivieux n'en étaient pas moins des gens honnêtes, travailleurs, serviables, débrouillards, très attachés à leurs trois gros bergers allemands, prêts à se saigner aux quatre veines pour eux, payant sans rechigner les meilleurs vétérinaires quand il le fallait, ne lésinant pas sur leur nourriture, abondante et de qualité. Certes leur réflexion ne dépassait pas la hauteur de leur friteuse électrique, mais au moins avais-je affaire à des êtres sans aucune malice intellectuelle. Ce qui pour mon esprit las des intrigues mondaines paraissait plutôt reposant. Du moins au premier abord.
J'allais vite déchanter.
Dès que je fus attablé, diverses vagues sonores et alimentaires m'assaillirent de toute parts : un énorme plat de frites entourées de gros morceaux de porc ruisselant de graisse m'attendait, le bruit de fond inaudible de la télévision poussée presque à fond se mêlait aux grésillement infâmes venant de la radio mal réglée posée elle-même sur le poste de télévision, des canettes de bière bon marché s'entrechoquaient sur la table tremblant sous le séisme familial, les bergers allemands surexcités par ma présence ajoutaient leurs aboiements au concert, donnant à la cacophonie une allure irréelle d'orchestre furieux, diabolique, assourdissant !
Le tout dans une atmosphère enfumée absolument irrespirable formée par les brumes âcres du tabac et les vapeurs vives de la friture. A ce brouillard artificiel se mêlaient les odeurs tenaces d'huile rance et d'haleines de chiens. Étourdi, je ne savais où donner de la tête. Mes hôtes riaient de me voir si bien entouré, n'imaginant pas un seul instant ma terrible solitude...
Les agressions feutrées de l'esprit que j'avais l'habitude d'affronter dans les boudoirs étaient remplacées ici par des agressions culinaires. Brutales. Les joutes verbales, ludique et élégante, si joliment cultivées dans les salons littéraires avaient fait place chez les Trivieux à l'offense au goût, pure et simple. Le choc fut à la mesure de ma curiosité. A la fois fasciné et terrifié par la situation, je décidai de donner le change pour me sortir au plus vite de l'impasse. Je goûtai aux frites du bout des lèvres, feignant affectionner cette nourriture grossière. Je ne pus cependant me résoudre à toucher à la viande de porc. Comment expliquer à mes hôtes en termes accessibles que j'avais proscrit de mon alimentation cette viande que j'estimais impure ?
Dans un élan désespéré je me levai d'un bond à peine le repas commencé pour me précipiter vers la sortie en débitant mille excuses académiques et inintelligibles qui seules pouvaient m'absoudre aux yeux de mes hôtes, impressionnés qu'ils avaient toujours été par la langue châtiée qu'ils ne pratiquaient point mais qu'imbécilement ils respectaient, de la même façon qu'un ignare respecte naturellement le chapeau de l'érudit.
C'est ainsi que je pus sortir sans trop de dommage de cette instructive mésaventure.
Les Trivieux ne m'en ont jamais voulu d'avoir quitté si hâtivement leur table. Ils continuent à me saluer dans la rue, comme si rien ne s'était passé.
Ils ont pris ma fuite pour une simple diarrhée passagère.
Raphaël Zacharie de Izarra
Famille au sort maudit, rongée depuis des générations par des problèmes sociaux multiples, les Trivieux n'en étaient pas moins des gens honnêtes, travailleurs, serviables, débrouillards, très attachés à leurs trois gros bergers allemands, prêts à se saigner aux quatre veines pour eux, payant sans rechigner les meilleurs vétérinaires quand il le fallait, ne lésinant pas sur leur nourriture, abondante et de qualité. Certes leur réflexion ne dépassait pas la hauteur de leur friteuse électrique, mais au moins avais-je affaire à des êtres sans aucune malice intellectuelle. Ce qui pour mon esprit las des intrigues mondaines paraissait plutôt reposant. Du moins au premier abord.
J'allais vite déchanter.
Dès que je fus attablé, diverses vagues sonores et alimentaires m'assaillirent de toute parts : un énorme plat de frites entourées de gros morceaux de porc ruisselant de graisse m'attendait, le bruit de fond inaudible de la télévision poussée presque à fond se mêlait aux grésillement infâmes venant de la radio mal réglée posée elle-même sur le poste de télévision, des canettes de bière bon marché s'entrechoquaient sur la table tremblant sous le séisme familial, les bergers allemands surexcités par ma présence ajoutaient leurs aboiements au concert, donnant à la cacophonie une allure irréelle d'orchestre furieux, diabolique, assourdissant !
Le tout dans une atmosphère enfumée absolument irrespirable formée par les brumes âcres du tabac et les vapeurs vives de la friture. A ce brouillard artificiel se mêlaient les odeurs tenaces d'huile rance et d'haleines de chiens. Étourdi, je ne savais où donner de la tête. Mes hôtes riaient de me voir si bien entouré, n'imaginant pas un seul instant ma terrible solitude...
Les agressions feutrées de l'esprit que j'avais l'habitude d'affronter dans les boudoirs étaient remplacées ici par des agressions culinaires. Brutales. Les joutes verbales, ludique et élégante, si joliment cultivées dans les salons littéraires avaient fait place chez les Trivieux à l'offense au goût, pure et simple. Le choc fut à la mesure de ma curiosité. A la fois fasciné et terrifié par la situation, je décidai de donner le change pour me sortir au plus vite de l'impasse. Je goûtai aux frites du bout des lèvres, feignant affectionner cette nourriture grossière. Je ne pus cependant me résoudre à toucher à la viande de porc. Comment expliquer à mes hôtes en termes accessibles que j'avais proscrit de mon alimentation cette viande que j'estimais impure ?
Dans un élan désespéré je me levai d'un bond à peine le repas commencé pour me précipiter vers la sortie en débitant mille excuses académiques et inintelligibles qui seules pouvaient m'absoudre aux yeux de mes hôtes, impressionnés qu'ils avaient toujours été par la langue châtiée qu'ils ne pratiquaient point mais qu'imbécilement ils respectaient, de la même façon qu'un ignare respecte naturellement le chapeau de l'érudit.
C'est ainsi que je pus sortir sans trop de dommage de cette instructive mésaventure.
Les Trivieux ne m'en ont jamais voulu d'avoir quitté si hâtivement leur table. Ils continuent à me saluer dans la rue, comme si rien ne s'était passé.
Ils ont pris ma fuite pour une simple diarrhée passagère.
Raphaël Zacharie de Izarra
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